Allez, encore deux étages et j’ai fini ma journée. Enfin ! J’ai bien cru que je n’y arriverais jamais. D’habitude, ça se passe plutôt bien, mais aujourd’hui… D’accord, je ne peux pas dire que j’aime passionnément mon boulot, et pour tout dire, il y a plus exaltant dans l’existence que d’aller d’une porte à une autre pour refourguer aux gens des choses dont ils n’ont pas besoin, mais ce n’est pas le bagne non plus. Quoique avec le nouveau chef…
C’était déjà un travail ingrat quand j’ai débuté dans le métier, avec ces dizaines de portes fermées, muettes, et des dizaines d’autres claquées sans ménagement devant ma figure, quand ce n’était pas directement sur mon pied – toujours tâcher de glisser un pied dans l’entrebâillement par empêcher le client de fermer… Mais quel conseil de merde ! Je ne peux pas croire que le type qui a pondu cette idée a vraiment fait du porte à porte un jour. En tout cas, c’est sûr qu’il n’a jamais eu d’orteil fracturé, lui.
Huitième étage. Tiens, c’est le type que j’ai fait sortir de son bain au quatrième.
Sérieusement, aujourd’hui, il faut être complètement masochiste ou aux abois pour continuer à aller sonner comme ça aux portes. Déjà quand le téléachat a commencé à se développer, on a compris que le métier allait devenir de plus en plus difficile : comment voulez-vous lutter contre un adversaire qui, contrairement à vous, est déjà dans le salon ? Puis il y a eu Internet. Ah ! Internet, la malédiction des représentants de commerce ! Le début de la fin : en deux clics à trois heures du matin, vous achetez ce que vous voulez, paiement en trois fois sans frais, garantie deux ans, le tout livré à domicile. Et comment vous voulez qu’on rivalise nous ?
Qu’est-ce qu’il fout au huitième au fait, celui-là ?
– Pardon.
Mais il le fait exprès ou quoi ?
– Pardon monsieur, je voudrais descendre.
Non, mais sérieusement ! Il va se pousser, oui ?
– Hé ! Je sais que vous m’entendez : on s’est parlé tout à l’heure. Laissez-moi passer, s’il vous plaît. J’essaie juste de faire mon travail et j’ai besoin d’aller à cet étage.
Merde à la fin ! Il joue à quoi ce con ? Et maintenant il nous fait descendre ! Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?
– Allez, c’est bon maintenant. Je vous ai dérangé, vous m’avez coincé dans l’ascenseur. On est quitte, d’accord ? Vous pouvez me renvoyer au huitième ? Sil vous plaît ! J’ai encore du boulot.
Rez-de-chaussée. On se calme. Il va descendre, je vais pouvoir tranquillement remonter et finir cette foutue tournée. Oh ! Bon Dieu ! Mais il a appuyé sur quel bouton ?
Moins deux.
– Écoutez, c’était marrant, mais là je ne rigole plus. Soyez sympa. Je veux juste retourner au huitième. Si vous voulez, je vous demande pardon pour tout à l’heure : c’est juste mon boulot. Je sais bien que des fois on tombe mal, qu’on dérange les gens au mauvais moment, mais c’est comme ça que ça marche. Et puis, c’est pas si grave, quand même. Si ?
Il pourrait me regarder au moins, le mufle.
Moins cinq. Maintenant, on ne peut plus que remonter.
– Pu* ! Mais à quoi tu joues là ! C’est bon j’ai compris, j’irai plus sonner chez toi ! J’irai plus jamais sonner chez personne ! Là, t’es content ? Alors enlève ton pied de cette porte et laisse-moi remonter ! Ou laisse-moi sortir de cet ascenseur…
Dis-moi au moins quelque chose, merde !
S’il te plaît…
© Rozen Querre – 2016