Un cauchemar d’auteur

Croyez-le ou non, un dossier informatique archivé au fond d’un disque dur peut prendre la poussière ! La preuve en est cette vieillerie, retrouvée par hasard, qui remonte à fin 2011 ou début 2012, je ne sais plus très bien. Il s’agissait d’un jeu d’écriture à contrainte où, si ma mémoire ne m’est pas trop infidèle, on devait, outre placer une brassée de mots imposés, raconter un « cauchemar de l’auteur ». Ce qui fut fait. Le texte original s’est depuis longtemps perdu dans l’Internet. La version que je publie ici a fait l’objet de quelques amendements et corrections, histoire d’en gommer quelques uns des innombrables défauts et autres inélégances.

Au son des cornes du premier régiment de mouflons, la reine traversait lentement la grande salle de bal, suivie à trois pas, comme l’exigeait le protocole, par son petit coprophage de compagnie, sa paire de butors apprivoisés et le magnifique méprisant à lunettes que lui avait offert son dernier époux, dont on célébrait ce jour-là les funérailles. De-ci de-là parmi la foule des courtisans, une dame affectait de se trouver mal ainsi qu’il convenait de le faire en présence de Sa Majesté lorsque l’on prévoyait de solliciter une audience. D’un discret hochement de tête, le premier chambellan indiquait alors à l’intéressée que sa pâmoison avait été remarquée, qu’elle serait consignée au registre des Grands Actes au Service de la Couronne, et lui vaudrait certainement une attention de l’auguste monarque. Quant aux mâles de l’assemblée, chacun espérait secrètement que la reine en aurait remarqué un autre que lui, car outre une laideur plutôt difficile à ignorer, elle avait la détestable manie d’occire ceux de ses amants qui ne lui donnaient pas satisfaction, c’est-à-dire tous. Les plus malchanceux finissaient à demeure dans sa chambre à coucher, empaillés, et les autres en bonne place à la table royale, en pâtés ou en haricot, voire en suprême.

La boîte à chaussures qui tenait lieu de dernière demeure au défunt était exposée sur une estrade au centre de la salle. Selon une rumeur insistante, le malheureux avait connu une fin tragique entre les mâchoires d’un lapin à dents de sabre affamé, introduit par un groupuscule séditieux dans les latrines où il se réfugiait souvent pour lire au calme, loin de la Cour et, osait-t-on murmurer, loin de la reine. D’autres affirmaient que son funeste destin impliquait la reine et soit une déchiqueteuse à bois, soit un tiroir à couverts bien garni. Sans doute existait-il encore bien d’autres versions, mais leurs auteurs tenaient trop à leur peau pour oser ne serait-ce que les penser.

En définitive, il restait à peine suffisamment du pauvre consort pour remplir la minuscule bière devant laquelle les courtisans feignaient avec application de se recueillir. Le carton funéraire trônait au milieu de petits fours garnis de pâte d’amande vert vif entre lesquels picoraient des poussins multicolores.

La reine s’approcha et saisit un poussin qu’elle porta cérémonieusement à sa bouche en observant du coin de l’œil l’assemblée qui retenait son souffle. C’est alors qu’un séditieux, vêtu en tout et pour tout d’une paire d’oreilles de lapin en peluche, jaillit de sous la nappe en brandissant un sabre d’abordage et une corne de brume. Saisie d’effroi, la souveraine tressaillit et, dans un hoquet, goba la bestiole. Elle suffoqua brièvement devant la foule interdite avant de s’effondrer, aussi raide et morte que ses ornements de chambre, le visage dans les mêmes tons mauve que le poussin qui gloussait, coincé dans le royal gosier.

L’auteur sursauta tandis que sa patronne, flanquée comme toujours du chef de service et de son adjoint, entrait dans le bureau. Sur l’écran de son ordinateur, le curseur clignotait paresseusement au paragraphe un de la nouvelle fiche technique dont on lui avait confié la rédaction. « Euh… Bonjour, Madame. Nous allions justement boire le café et Jacqueline a apporté des petits gâteaux. Je peux vous en offrir un ? »

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