Glorantha : la Campagne des Taureaux Bleus, ou l’art de commencer petit – 7

Lorsqu’un jeu de rôles propose un univers riche et fouillé, au-delà d’un simple décor, une objection récurrente, c’est qu’y jouer demande beaucoup (trop) d’investissement. C’est particulièrement le cas pour Runequest avec le monde de Glorantha, né il y a plus de 40 ans de l’imagination de son auteur, Greg Stafford, et développé continuellement depuis. De là à se dire que pour se lancer, il faut avoir au moins un doctorat en gloranthologie, il n’y a qu’un pas. Au fil de cette série, j’ai l’ambition de montrer comment une meneuse de jeu peut se lancer dans une campagne gloranthienne en débutant à une échelle très modeste et en étoffant l’univers à mesure que son aisance s’accroît.

Un petit voyage à la découverte du Clan

En route pour Château-Ciel

Nos héros sont donc investis de la désagréable mission de raccompagner Deirnoc et ses sbires jusqu’à Château-Ciel, la (modeste) forteresse où siègent le Chef et le Cercle du clan. Pendant les quelques heures de voyage, Deirnoc, fidèle à lui-même, se montre parfaitement odieux. Ses camarades se tiennent à peu près tranquilles sans pour autant paraître être bien conscients de la gravité de la situation, hormis Odernos, visiblement mort de honte, qui semble sincèrement regretter ses actes. L’arrivée au chef-lieu du Clan avec le fils chéri du Chef et trois de ses guerriers les mains liées fait sensation. Bien qu’il minimise la gravité des faits à l’encontre d’Eristol qui n’est finalement personne d’important, Guernoc Forte-Voix est bien obligé de reconnaître que brutaliser un prêtre de Barntar est une énorme bêtise, sans parler de l’incendie de la grange, que Korlac s’efforce charitablement de présenter comme probablement accidentel. Les échanges sur un ton un peu aigre entre le thane Méric et son chef de clan trahissent une rivalité entre les deux hommes. Mis au pied du mur, Guernoc s’engage à punir les jeunes gens à la hauteur de leur faute, à commencer par Odernos, qui est le fils du thane d’un autre village du Clan et se voit chassé de la maison du chef. La volonté d’en faire un exemple est palpable.

L’inconduite du beau Deirnoc et de ses compagnons de beuverie était un prétexte idéal pour commencer à explorer le clan, son organisation, ses personnalités marquantes et sa mentalité. À ce stade, j’avais acquis la conviction que nous allions jouer une campagne à long terme. Les personnages commençant à être bien définis, je devais maintenant me consacrer à consolider leur environnement en construisant un cadre plus tangible pour ne pas me contenter de personnages et de lieux inventés au fil des besoins et oubliés aussitôt après usage. Proposer à mes joueurs un monde cohérent dans lequel ils pourraient s’immerger et s’impliquer passait évidemment par y placer des points de repère bien identifiables : donner corps à Château-Ciel, et à ses habitants, commencer à développer les relations entre les personnes et groupes d’intérêt au sein du clan… Les quelques fondations que j’avais déjà posées (comme, par exemple, la grande autonomie de Vivepierre et de son thane Méric vis-à-vis de l’autorité du chef de clan) allaient également me fournir des inspirations scénaristiques, indispensables lorsqu’on doit tenir le rôle de meneuse sur un rythme hebdomadaire.

Dans Glorantha, contrairement à beaucoup d’univers de jeux de rôles, les personnages ne sont pas et ne peuvent pas vraiment être « hors-sol ». Si bien souvent le genre médiéval fantastique, un peu comme le western, produit des personnages joueurs qu’on peut facilement définir comme des vagabonds criminels ou, pour être plus charitable, des héros solitaires, dans Glorantha, ce type d’individus ne saurait exister à long terme. La notion de communauté est une des briques fondamentales de Glorantha, : dans cet univers, être seul c’est être condamné à brève échéance. Le système de jeu de RuneQuest, horriblement meurtrier, renforce de fait l’importance d’un véritable entourage pour les personnages.

Secrets de famille

La suite des débats ne concernant pas les jeunes guerriers, ceux-ci se voient donner quartier libre. Ils en profitent pour raccompagner Odernos, qui semble appréhender son retour chez son père, Korvernos Dorernosson. Le village des Affines soutient mal la comparaison avec Vivepierre, tant il ne semble ni prospère, ni accueillant. Korvernos, furieux que son rejeton l’ait déshonoré par son inconduite, leur offre cependant son hospitalité. À table, le thane donne l’impression d’une gaieté forcée. Saisissant quelques échanges à voix basse entre les convives, les héros comprennent qu’on redoute que « ça recommence » et que certains parlent de demander ce qu’elle en pense à une certaine Jarna, ce à quoi Korvernos coupe court très sèchement. Ils apprennent enfin qu’un colporteur a récemment disparu dans les environs et que des événements comparables ont eu lieu deux ans auparavant. Pressé de questions Odernos révèle que le coupable n’était autre que son cousin, Samar. Pervers et antisocial dès l’enfance, il est allé jusqu’au meurtre d’un marchand et de sa famille. Pris sur le fait, il a réussi à s’enfuir et n’a plus donné signe de vie depuis. Sa mère, la sœur de Korvernos, qu’on disait déjà folle avant, ne sort plus de la vieille ferme où elle vit seule depuis la mort de son mari. Korlac et Enatar, dressant un parallèle avec les événements récents près de Vivepierre, persuadent le thane de les laisser tirer l’affaire au clair pendant qu’Odernos et un guerrier nommé Salinal, vont faire la tournée des fermes isolées pour s’assurer que tout va bien.

Leurs recherches permettent aux héros de découvrir une tombe de fortune où gît le colporteur, dont les os raclés ne laissent guère de doute sur la nature ogresque de son assassin. De retour aux Affines peu avant la nuit, ils tombent sur Salinal, qui leur explique être rentré seul, puisqu’à la fin de leur tournée, Odernos est allé prendre des nouvelles de sa tante, malgré l’interdiction de son père de déranger la malheureuse. Le jeune homme ne rentrant pas, ses amis rendent à leur tour visite à Jarna. Celle-ci les reçoit chaleureusement, déclare qu’Odernos est reparti depuis plusieurs heures et insiste pour qu’ils goûtent sa bière avant de partir. Avant de sombrer, ils entendent une voix geignarde se plaindre que le soporifique donne un mauvais goût à la viande. Ils se réveillent ligotés, dans l’écurie, aux côtés d’Odernos qui a connu la même mésaventure. La visite de l’ogre pour un grignotage nocturne leur permet de se libérer et de capturer le monstre. Le sort de Samar, ainsi que de Jarna, qui s’avère être complice de son fils se décidera en petit comité

L’ogre gloranthien n’est pas un simple monstre anthropophage empreint de chaos, il représente également la corruption insidieuse de la société. L’ogre ne se contente pas de se cacher parmi les humains pour les parasiter en appliquant le mot d’ordre « dévore ton ennemi en secret », son existence même résulte des fautes morales de sa communauté. Ainsi, Samar est né d’un crime indicible commis par un père sur sa fille, et dont le souvenir pèse sur le village et son thane, qui soupçonne depuis toujours la vérité sans vouloir l’accepter, ni même la nommer.

Profitant de ce que mon petit joueur était absent pour les vacances scolaires, je pouvais sans scrupule ni faux-semblant donner un ton plus sombre à cet épisode et y aborder une thématique beaucoup plus adulte. L’ogre s’étant opportunément échappé lors de leur précédente confrontation, il me semblait intéressant de le faire resurgir tout en laissant planer le doute sur l’identité de la menace. S’agissait-il du même monstre ou d’un deuxième individu ? Les personnages tranchèrent en décidant qu’il devait s’agir du même individu. La partie la plus intéressante de ce scénario fut de mon point de vue la manière dont les personnages traitèrent la situation, cherchant absolument à ménager l’honneur et la susceptibilité du thane en évitant soigneusement d’aborder avec lui la question de l’origine de cette pomme pourrie dans le panier, ce qui l’aurait obligé à révéler le lourd secret de famille qu’il protégeait par son silence depuis plus de vingt ans. Peut-être aussi mes joueurs avaient-ils pleinement intériorisé le fait qu’évoquer les circonstances de la naissance d’un ogre aurait mis à mal l’harmonie du clan tout entier, car il est toujours beaucoup plus confortable de considérer que le mal vient de l’extérieur. En tant que meneuse, ce  scénario fut pour moi véritablement marquant en ce que l’histoire reposait essentiellement sur le non dit, construisant une ambiance très particulière.

RuneQuest, HeroQuest et Glorantha sont des marques déposées de Moon Design Publications et Chaosium, et de Studio Deadcrows pour la version française.

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