Lorsqu’un jeu de rôles propose un univers riche et fouillé, au-delà d’un simple décor, une objection récurrente, c’est qu’y jouer demande beaucoup (trop) d’investissement. C’est particulièrement le cas pour Runequest avec le monde de Glorantha, né il y a plus de 40 ans de l’imagination de son auteur, Greg Stafford, et développé continuellement depuis. De là à se dire que pour se lancer, il faut avoir au moins un doctorat en gloranthologie, il n’y a qu’un pas. Au fil de cette série, j’ai l’ambition de montrer comment une meneuse de jeu peut se lancer dans une campagne gloranthienne en débutant à une échelle très modeste et en étoffant l’univers à mesure que son aisance s’accroît.
Une virée à la capitale
Dame Iggerne, ou l’art de faire d’une pierre deux coups
À l’approche de la saison du Feu et en particulier du jour très saint de son dieu, Manas souffre de plus en plus de vivre isolé de son culte, mais il est trop tôt pour qu’il réintègre le temple d’Alda Chur. Même si Sérantès semble disposé à tirer un trait sur sa désertion, il est préférable pour lui de ne pas attirer l’attention. Dame Iggerne, la femme de Méric, a soufflé à son mari l’idée d’envoyer son protégé au Temple du Dome Soleil de Boldhome, escorté par ses compagnons d’armes. La prêtresse d’Ernalda a une idée derrière la tête : à Boldhome, c’est Ivarna Jarriksdottir, sa nièce, qui gère les affaires de la famille. La jeune femme a jusqu’ici refusé tous les prétendants qui lui ont été présentés, mais Iggerne est convaincue qu’Ivarna et Korlac, tous deux célibataires endurcis, feraient un excellent ménage. De plus, une union comme celle-ci élèverait Korlac dans la hiérarchie du clan. Le jeune homme et sa mère ayant donné leur accord de principe, il accompagnera donc son ami à Boldhome pour y rencontrer une fiancée potentielle. Ce sera aussi pour lui l’occasion de revoir celle qu’il a toujours considérée comme son frère préféré, Érina Méricsdottir, guerrière initiée de Vinga, qui vit depuis plusieurs années dans sa famille maternelle. Nos héros partent donc avec armes et bagages pour la vaste et majestueuse capitale du royaume de Sartar, pour la défense de laquelle Sarnos, le père de Korlac a donné sa vie un peu moins de vingt ans plus tôt.
Ce scénario marquait pour moi un tournant important dans la campagne. En termes de jeu tout d’abord, puisque je venais d’acheter la dernière édition du jeu, RuneQuest : Glorantha et que nous convertissions les personnages, initialement créés sous la troisième édition. La conversion s’avéra particulièrement facile et apporta une véritable plus-value aux personnages, particulièrement sur la nouveauté qu’apportaient les runes. Cet aspect du système de jeu donnait en effet une dimension supplémentaire à la définition des personnages, joueurs comme non-joueurs, que je m’empressai de mettre en oeuvre dans mon écriture. Cet épisode marquait également pour moi un tournant narratif. Manas avait jusqu’ici été principalement un soutien technique et, à l’occasion, un ressort comique par sa rigidité morale, sa pruderie et son incapacité à comprendre les sous-entendus ou les traits d’humour. L’affection de mes joueurs (et moi-même) pour ce personnage m’encourageait à lui consacrer son propre arc narratif. Parallèlement, le développement de Korlac au cours des précédents épisodes, ainsi que son choix de runes qui plaçait l’Harmonie au coeur de sa personnalité, m’amenait à lui proposer un degré supplémentaire d’intégration dans sa communauté.
N ou M ? Chasse aux espions à Boldhome
À la maison Riche-Étoffe, ils sont accueillis par Dame Ivarna et sa cousine Érina. Si Ivarna se montre chaleureuse, Érina manifeste une franche hostilité envers Manas, ne cachant pas sa haine pour les yelmalions qu’elle considère comme des traitres et des laquais des lunars. Ivarna coupe court en rappelant que c’est elle la maîtresse de maison et qu’elle reçoit qui elle veut. Les visiteurs découvrent d’ailleurs qu’ils ne sont pas les seuls hôtes de la demeure : Dame Ivarna et sa cousine hébergent un curieux assortiment d’individus, officiellement des réfugiés de passage attendant de retrouver un foyer. Après avoir gentiment expliqué à Korlac que, sans être opposée au mariage, elle ne peut pas envisager de convoler dans l’immédiat, Ivarna lui confie, sur le conseil de sa cousine, une mission de confiance. En effet, ses hôtes ne sont pas des réfugiés, mais des combattants de la liberté attendant de pouvoir rejoindre le maquis. Or, des événements récents inquiètent les deux jeunes femmes. En effet, ayant eu vent de l’existence d’un traître dans leur réseau, elles ont sollicité l’aide d’une Épée d’Humakt de leurs amis afin d’identifier un menteur ou une menteuse parmi les hôtes de la maison. Hélas, le malheureux a été assassiné de manière très subtile, puisqu’il semble que sa chemise a été imprégnée de poison quelque part entre l’échoppe du teinturier et la maison. Puisque ses nouveaux pensionnaires sont inconnus du reste de la maisonnée et qu’ils ont l’air suffisamment « innocent », Ivarna aimerait qu’ils l’aident à identifier la taupe en observant et écoutant les autres résidents.
L’enquête est rondement menée, et permet aux héros de mettre au jour, à force de filatures et d’observation, la majeure partie des tenants et aboutissants de l’affaire, ainsi que de démasquer l’agent de renseignement ennemi et les pensionnaires impliqués, en qui Korlac reconnaît l’espionne qui lui a échappé quelques temps auparavant. Les informations sont transmises par Ivarna à son réseau de contacts, qui pourra faire le nécessaire pour contrer la menace. Parallèlement, l’atmosphère dans la maison Riche-Étoffe devient quelque peu étouffante : l’attente, l’anxiété et l’inaction sont un mélange détonnant pour un tempérament comme celui d’Érina, tandis que Manas, qui subit dans son temple une pénible période de purification de son âme et de son corps, est d’une humeur exécrable. Ils finissent par se percuter de plein fouet lorsque le yelmalion, issu d’une culture profondément machiste et sexiste, pense bien faire en se montrant serviable envers la vingane, la traitant de fait « comme une femme », ce qu’elle n’aurait de toute façon pas toléré en temps normal. L’affrontement n’est évité que de justesse et les deux protagonistes s’éviteront avec soin jusqu’à la fin du séjour. Malheureusement, le répit est de courte durée : démasquée et furieuse, l’espionne a plus ou moins réédité la vengeance qu’elle avait exercée sur Vivepierre et informé les autorités que la maison de Dame Ivarna est un point de rencontre des rebelles. Poussée par les circonstances, Ivarna accepte d’accompagner Korlac et ses compagnons à Vivepierre pour se cacher au moins quelques temps loin de Boldhome.
Sous une apparente simplicité, ce scénario était très dense et j’eus beaucoup de plaisir à le partager avec mes joueurs. J’en avais eu l’idée en relisant le très sympathique roman N ou M ? d’Agatha Christie, où un couple de détectives traque les espions dans une pension de famille en faisant semblant de ne pas se connaître. Tout en lisant, j’entrevoyais une intéressante transposition dans notre univers de fiction préféré. L’histoire pouvait tout à fait passer d’une petite station balnéaire anglaise à la capitale du Royaume de Sartar et ce nouveau décor se prêtait particulièrement bien à des intrigues secondaires.
Parce que nous jouons dans Glorantha, ces sous-intrigues me paraissaient devoir se jouer sur des codes bien précis : toute la vie des gloranthiens tourne autour des mythes et ils consacrent la majeure partie de leur existence à incarner leur divinité tutélaire et à revivre les différents mythes au cours des cérémonies religieuses bien sûr, mais aussi dans la vie quotidienne. Bien souvent dans Glorantha, résoudre une situation donnée passe par se demander ce que ferait telle ou telle divinité dans le même cas. Pour Korlac tout d’abord, il s’agissait de faire au joueur une proposition de mariage de son personnage qui, s’il en acceptait le principe, devait suivre la tradition orlanthie : l’homme courtise sa belle et lui propose le mariage, celle-ci se montre réticente et impose à son prétendant une épreuve, facile si elle veut l’épouser et impossible si elle n’en a pas envie. Au delà d’un besoin d’aide évident, la demande d’Ivarna était clairement une mise à l’épreuve de l’homme qu’elle était susceptible d’épouser. Pour Manas, je dressais un parallèle avec la rivalité Orlanth- Yelm qui mena le monde près de sa destruction lorsqu’Orlanth tua Yelm son rival et permit sa renaissance lorsqu’il alla se réconcilier avec lui aux Enfers. La réconciliation de Manas et Érina se déroula hors champ, lorsqu’Ivarna exigea que sa cousine aille s’excuser et que les deux jeunes gens commencèrent contre toute attente une liaison amoureuse qu’ils gardèrent secrète. Cette situation ainsi que les frictions sociales et religieuses courantes entre orlanthis et yelmalions comportait suffisamment de possibilités de développement pour donner lieu à un bouquet de scénarios ultérieurs.
RuneQuest, HeroQuest et Glorantha sont des marques déposées de Moon Design Publications et Chaosium, et de Studio Deadcrows pour la version française.